"Dirty is better ou la saleté réjouissante"
















Un souvenir adolescent en forme de tornade aussi inattendue que joyeuse, aussi spontanée qu’inopinée. Une fanfare en Méditerranée qui transforme les arènes de Cimiez en un Congo Square à la sauce niçoise  bigarrée et flamboyante. La physionomie du festival de jazz de Nice 1984  modifiée d’un coup par le Dirty Dozen Brass Band. La trajectoire swing qui s’infléchit pour laisser place à une musique inédite et sauvage. Une spontanéité brutale et bonhomme qui part de la rue pour monter sur la dance stage en sifflotant le Mardi Gras  in New-Orleans de Professor Longhair. Un sax baryton, Roger Lewis, qui s’évade du déambulatoire le temps d’un show de Fats Domino pour rejoindre son alter égo Reggie Houston sur Jambalaya.  De la musique naturelle pour un son nouveau. La petite idée de la fanfare Néo-orléanaise du vieil Eureka ou du non moins vénérable Olympia Brass Band semble bousculée et continuée dans le même tempo, sur le même déhanché de seconde ligne. L’ébranlement du moment s’effectue sans rupture ni révolution. Une émotion heureuse, rassérénée qui trouve là matière à combler un vide. Celui d’une histoire musicale souvent racontée de façon engoncée avec force  tiroirs et classements artificiels. Rythm and Blues, Jazz, Rap, Gospel et funk se mêlent là dans le même mouvement, sur le même fond de temps.
Tout au long des 30 années suivantes, on restera attentif aux évolutions du groupe avec  ce mélange de réminiscence de la découverte initiale et de  plaisir nouveau que chaque enregistrement ou chaque prestation paraît à même de réactiver. My feet can’t fail me now  de 1984 et le Mardi Gras in Montreux 86  en juste miroir de l’instant premier. Blue Monk et Stormy Monday accolés l’un à l’autre, Télonious et T-Bone intriqués dans le même morceau, l’image  est aussi forte que sa réalisation.
Le premier Columbia, Voodoo, où Dr John teste sa propension à la rumba Longhairienne dans une version superlative d’Its All Over Now et Dizzy Gillepsie son sens de la palabre scattée  sur Oop Pop a Dah,  transcende les genres en décalant d’autant le propos. La fanfare/ big band passe allègrement du Rab de terrain à des fulgurances que ne renieraient pas le Sun Ra Arkestra. Plus loin,  l’hommage éponyme du New Orleans Album de 1989  célèbre les retrouvailles avec le père spirituel du groupe, le chanteur guitariste Danny Baker et ses alter-ego Eddie Bo et Dave Bartholomew.  Ancien des orchestres de Satchmo et de Cab Calloway, mari de la chanteuse Blue Lu Baker, Danny  qui  avait conduit plus de 15 ans auparavant les premiers pas de la  jeune troupe au sein de la Fairwiew Baptist Church Marching Band peut se lâcher avec ses filleuls sur une version tout aussi paresseuse que suggestive de Don’t you feet my leg.  Et si le Whatcha Gonna Do For The rest of your life de 1991 voit déjà poindre çà et là une « vraie » batterie en lieu et place  des « snare » et « bass drums » de déambulation, la décision d’employer un batteur traditionnel ne viendra que 3 ans plus tard lors du départ du tuba historique du groupe Kirk Joseph et de son frère tromboniste Charles. L’appellation Dirty Dozen sans le brass et le band ne dure que le temps d’un disque -Ears to the wall 1996- . Dès le Buck Jump de 1999 produit par l’organiste John Medeski, le nom d’origine est restauré, Inner city Blues de Marvin Gaye devenant  un  point d’ancrage inévitable et le batteur Terrence Higgins signant un bail de plusieurs années avec le groupe. 
La voix de Norah Jones qui passe après celle d’Irma Thomas sur Ruler of My heart sonne comme un des  temps fort d’un disque-Medicated Magic /2002- qui n’en manque pas.   John Bell, Dr John, Dj Logic, Olu Dara ou Robert Randolph  apportent, chacun avec sa propre personnalité, une touche patente à un édifice dont le côté fil du rasoir faussement brinquebalant apprécie l’aspérité et l’inattendu.
 Le Live publié l’année suivante à compte d’auteur –We Got Robbed- confirme une impression  partagée par l’ensemble de la profession. D’Elvis Costello au jam band de Wispread Panic, du Govt Mule de Warren Haynes  au blues du désert de Tinarawen, du chanteur/producteur prolixe Joe Henry à Phil Alvin des Blasters  en passant par les régionaux Dr John, Neville Brothers et autres Galactic, les invitations discographiques pleuvent, confirmant s’il en était besoin l’appétence vis-à-vis d’un groupe dont l’influence locale ne semble jamais se démentir .Passé par la maison mère, le tromboniste Big Sam vole  rapidement de ses propres ailes au devant d’une Funky Nation qui annonce l’éclosion ultérieure de Trombone Shorty. Rebirth, New Birth, Hot 8 Brass Band, Soul Rebels, Nightcrawlers et nombres d’autres fanfares de la ville  semblent continuellement payer  leur du à une Sale Douzaine qui n’en finit  de surprendre au gré des projets.
Requiem for a Friend de 2004, hommage à Tuba Fats, instrumentiste historique et innovant de la ville propose une longue suite de gospels recueillis. Cette  Bo d’accompagnement du cercueil qui semble suivre les  pas glissés du Maitre de cérémonie  ramène indéniablement à la façon formelle et poignante que les divas locales du genre, Mahalia Jackson ou Bessie Griffin, étaient capables de faire passer dans leur art.







En 2006, les conséquences de l’après Katrina sur la ville sont l’occasion pour le groupe de procéder à la recréation de l’ensemble du disque What’s Going on de Marvin Gaye. L’Œuvre ambitieuse et crépusculaire est un sommet dans la discographique du groupe. Les rappeurs Chuck D et Guru amènent au projet leur hargne et leur ressentiment situationnel,. Dans What’s happen to you Brother,  Betty Lavette  égrène chaque phrase au travers d’un souffle rocailleux, brulant et désenchanté. Le soubassophone de Kirk Joseph est de retour au  bercail  avec une  rage et une force transcendées par l’instant.
Confirmation en 2012 avec un Twenty Dozen où surgissent çà et là des réminiscences caribéennes. L’obsédant funky (sic) Dirty  Old Man ponctue le disque comme les concerts de la tournée française d’octobre 2013.  La prééminence de  l’axe Roger Lewis/Kirk Joseph et cette interpénétration solo/rythmique permanente entre sax Baryton et tuba fonctionne comme une signature sonore à nulle autre pareille. Il y a quelque chose de rassurant et de réjouissant à retrouver les Brass du Band inchangé tout aussi flamboyant et énergique que 30 ans auparavant dans les prémices Niçois. Soutenu par les tous jeunes et prometteurs Kyle Roussel et Alvin Ford Jr respectivement  au clavier et à la batterie, les trompettistes Gregory Davis et Efrem Towns, le saxophoniste ténor  Kevin Harris rejoignent Kirk et Roger dans un ensemble qui vieillit sans complexe fort de sa puissance et de sa « saleté réjouissante ».







Comme le dit Chris Robinson des Black Crowes « It’s like a kid in the summertime and not wanting to take a bath. How do you tell mom dirty is better?” What else? 

Stéphane Colin (Photo Fabrice Della-Muta)